Accéder au contenu principal

Je suis février - Shane Jones

Je suis surprise parfois de constater à quel point certaines personnes ont une imagination débordante. C'est ce qui me plait, dans un livre, l'imagination. C'est pour ça que la littérature française me touche peu. Trop d'autofiction, de nombrilisme... Je suis tombée amoureuse des auteurs de fantastique pour leurs univers. Evasion, poésie, action, magie, ceux-là m'ont fait rêver et continuent aujourd'hui encore de m'emporter. Et alors qu'on pourrait se dire qu'après tant d'années d'écriture et tant d'écrivains à épuiser le genre, il arriverait à sa fin... pas du tout ! Je suis étonnée de voir tout ce qui sort de l'esprit humain et je comprends que ça ne sera jamais fini tant qu’existeront des gens tels qu'eux, tels que Andrus Kivirähk, tels que Léo Henry, tels que Stéphane Beauverger, tels que Hari Kunzru, et plus récemment tels que Shane Jones.

J'ai toujours voulu avoir leur imagination. Et surtout leur talent d'écriture, qui diffère selon chacun, l'un a son style et l'autre a sa plume. Mais je n'ai pas été gâtée par une imagination aussi fertile que tous ces bons auteurs. On m'a juste donné de quoi les lire, et mieux (surtout pour eux) de les apprécier à leur juste valeur. J'ai bien tenté de jeter mes propres ébauches d'univers, avec peu de succès... je n'ai pas une vision assez complète et lointaine, je ne vois pas les histoires, alors je me contente de les lire et de les partager à mon échelle. J'ai même choisi le métier pour (pour combien de temps encore ?).

Et donc récemment j'ai découvert un nouvel auteur : Shane Jones. Il est jeune, beau, fringuant, américain, et porte des pulls à cols V, mais je l'aime bien tout de même. Il a un don, un style particulier, que j'ai découvert grâce à Je suis février, paru aux éditions La Baconnière, une maison d'édition Suisse que je suis heureuse de connaître, ne serait-ce que pour cette pièce maîtresse de leur catalogue déjà bien fourni.






C'est l'illustration de Ken Garduno qui m'a d'abord donné envie de le prendre en main, de le feuilleter, et d'admirer l'ouvrage, qui est vraiment un bel objet (dommage que la qualité du produit ne soit pas à la hauteur de l'idée de l'éditeur, certains coffrets que j'ai observé dans ma librairie sont un peu abîmés, plein de colle ou enfoncés...)

Puis l'histoire m'a tout de suite emballé.

Février a un effet désastreux sur les habitants et la ville. Sa nuit persistante, son froid mordant et les restrictions qu'il entraîne rendent les villageois tristes et impuissants. Mais le pire est à venir, la fin de l'hiver ne semble pas vouloir arriver, et maintenant les enfants du village disparaissent un à un. C'est la faute de Février, c'est lui qui s'acharne contre le village et réduit ses habitants à néant. S'en est trop pour le groupe des balloniers qui décident de ne plus se laisser marcher sur les pieds. Masqués de becs d'oiseaux, bien déterminés à arrêter cet hiver meurtrier, ils déclarent la guerre à Février.

Il y a plusieurs niveaux de lecture dans ce roman assez incroyable. Mais pour le lire déjà, il faut se faire à la langue particulière de Shane Jones. Il donne la voix à plusieurs personnages, le principal étant un ballonier nommé Thaddeus, père de Bianca qui a disparue une nuit de février, emportée dans son lit. Mais aussi à Bianca, à la femme de Thaddeus Selah, aux masques d'oiseaux, aux amis de Thaddeus, aux villageois qui livrent bataille, à Février lui-même, incapable d'arrêter cette guerre qu'il attise. Shane Jones partage donc la narration en petits chapitres stylisés, joue avec la typographie et les figures de style pour donner une consistance, un poids à sa prose, une forme de conte originale. Au début c'est déroutant, puis on s'y fait, et finalement cette façon d'écrire, extravagante, peut-être un peu désordonnée, décousue, fait tout le sel de l'oeuvre. 

Tout le sel, c'est peut-être exagéré. L'histoire en elle-même est extraordinaire.
Je suis février est un petit conte poétique mais totalement impitoyable. Il commence avec l'histoire de ce village empêtré dans l'hiver de Février. Plus terrible que la dépression engendrée par le froid, le manque de lumière et les effets néfastes de Février sur le vol des ballons, les enfants de la ville se font enlever toutes les semaines sans explication. Seul un groupuscule comprend qu'il y a quelqu'un au-dessus d'eux celui qui tire les ficelles et les rends si misérables, et ça ne peut être que Février. C'est à cause de lui que le vol est interdit, à cause de lui que la rivière gèle, à cause de lui que la nuit n'en finit pas, c'est donc à cause de lui que les enfants disparaissent. D'une manière ou d'une autre, il est coupable et il faut lutter contre lui. Les habitants vont donc se mettre à développer des stratégies, comme de se promener en t-shirt et robe, ne plus tenir compte du froid pour faire semblant que le soleil d'été réchauffe le village, ou bien l'invention des boîtes de lumières qu'ils entreposent à travers toute la ville pour faire croire à une lumière du jour naturelle. C'est cette invention qui est d'ailleurs à l'origine du titre original de l'oeuvre : Light boxes.

Mais rien n'y fait, Février durcit ses conditions, le froid est plus intense, la nuit plus sombre, et les enfants sont raflés plus souvent. Thaddeus se met en quête de Février, nul ne sait comment l'atteindre, qui il est, mais surtout comment il fait pour leur imposer ça.
De sa hauteur, Février combat férocement. Son combat l'épuise, et sa compagne "la fille qui sentait la fumée et le miel", ne comprend pas ce qui l'anime et pourquoi il fait tant durer cette horreur. Son univers se retourne contre lui et elle seule semble voir quel mal engendre cette guerre sur tout le monde.

Je ne vous en dirais pas plus. Il faut le lire pour démêler les éléments, vous ouvrir cet univers, ce roman hors norme sur le fond et la forme, qui est à la fois une fable d'aventure, un conte cruel, une guerre sans merci, mais aussi une oeuvre sur l'oeuvre elle-même, sur l'auteur, l'inspiration et l'écriture. C'est à la fois léger et complexe, emportant et déroutant, tordu et pourtant très logique, totalement paradoxal mais extrêmement bien construit, et véritablement génial.


Vous l'aurez compris, j'aime les livres tordus, qui ont un grain, et celui-là n'échappe pas à la règle. Il plaira aux amateurs du genre, aux amoureux du style et de l'écriture, aux aventuriers de l'improbable, et à ceux comme moi qui sont sensibles à la poésie des contes et à la beauté de l'exercice.

Une petite perle, en somme. Encore une.



Commentaires

  1. Chère Guixxx,

    Tu n'as peut-être pas été "gâtée par une imagination aussi fertile que tous ces bons auteurs", mais, après avoir sans cesse écrit, réécrit, effacé ce commentaire, sous le coup d'une émotion d'apprentie sauvage, je tiens à te dire qu'avant tout, c'est la Librairie Fantastique, la petite perle.

    Puisses-tu nous éclairer longtemps, tel Grégory, de tes light boxes.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci bien Lemarchal Absolu, je vais tenter d'être à la hauteur de Gregory, mais de mourir moins jeune, quand même...

      Supprimer
  2. Bonjour !
    J'ai vu ce livre hier en librairie et j'hésitais à le prendre mais grâce à ton article, je n'hésite plus. J'espère arriver à la librairie avant la fermeture ce soir ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. aaaaahh, si je peux servir à ça ! C'est un magnifique objet qui attire tout de suite l'oeil en plus (je suis très sensible à ça, parfois c'est un piège, mais dans ce cas là la beauté de l'objet reflète la beauté d texte :) )! Enjoy, et merci à toi. (tu me diras ce que tu en as pensé !)

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Édification d'un rêve, ou la librairie fantastique.

Dessin de Tom Gauld Combien de fois dans mon entourage (le peu qui lisent mes chroniques en diagonale) m’a demandé quels étaient ces plans « top secrets » dont j'ai fait état dans plusieurs de mes billets. Ceux qui m'ont posé la question sans détour ont obtenu l'information claire et définitive que je partage avec vous ici : je veux créer ma boîte. Je vous ai déjà parlé avec nostalgie et envie de mes rêves. Depuis mon adolescence je fantasme sur cette possibilité. J’ai vécu dans le rêve brumeux et cotonneux de posséder ma propre librairie. Je l’ai imaginée, décorée, rempli et re-imaginée des centaines de fois. Parfois elle ressemblait à l’ancien local de la librairie Imagin’ères à Toulouse, une toute petite pièce au plancher craquant et aux étagères ployant sous des rayonnages de livres de SF, la musique de Loreena McKennit se mêlant aux effluves de patchouli. Parfois elle ressemblait au Forbidden Planet de Londres, gigantesque, fournissant profusion de Bds ...

Ouverture et tralala

Voilà, ça y est, après des mois de recherches, des semaines harassantes à s'occuper de l'administratif, puis des travaux, puis de l'administratif, puis de la manutention, puis de l'administratif (quoi, je me répète ?), on a enfin ouvert cette librairie. La dimension fantastique. On a ouvert hier, samedi 31 janvier, et on se sentait pousser des ailes. On prend tranquillement nos marques, on reprend nos bonnes habitudes acquises lors de nos précédentes expériences, on essaye de se débarrasser des mauvaises (celles des branleurs au chômages qui se sont prélassés dans leur canap' pendant des mois en attendant que ça bouge). On prépare nos nouveautés, on organise nos premières dédicaces, on sourit benoitement devant notre premier chiffre d'affaire.  La vie est belle depuis hier ! Bon allez, je vous mets quelques photos, les fruits de notre dur à labeur à Julien et moi. Pour ceux qui n'ont pas suivi (ou ceux qui débarquent...

Rattrapons le temps perdu - La Passe-miroir, de Christelle Dabos

Mais où était-elle tout ce temps ?  Personne ne se le demande, parce que depuis mon arrêt brutal (mais temporaire) de ce blog, sa fréquentation a lamentablement chuté ! (Logique, me direz-vous) . Pourquoi ?, surtout ! Telle est la question que personne ne pose et à laquelle je vais répondre. Je pourrais prétendre que je n'ai pas eu le temps d'écrire (une fausse vérité, ou un vrai mensonge, au choix), que je suis débordée (bon ça c'est vrai, mon boulot me prend quand même beaucoup de temps) et que j'étais trop fatiguée pour écrire en rentrant chez moi (bon, ça aussi c'est vrai, j'étais même trop fatiguée pour sortir mon chien, faire à manger, enlever mes chaussures et changer mes draps, donc bon tu vois... "mais où est cette fausse vérité", me crie-t-on !). La vérité vraie c'est que j'ai oublié. Oublié combien j'aimais écrire, vous parler de mes lectures, partager mes pensées. J'ai oublié combien j'aimais lire...