Séance de rattrapage les amis. Oui oui, je vous ai laissé
tomber, je me suis laissé aller (et je ne parle pas que de mon poids). J’avoue
que mes doigts ne m’ont pas démangé pendant ce dernier mois sauf pour établir
mon plan d’affaire et espionner les réseaux sociaux pour vous faire cliquer sur
mon étude de marché.
Mais je suis là, nous sommes là, le canidé, le félidé et
moi, toujours assis confortablement sur le canapé, l’un léchant ses coussinets
avec mépris, l’autre rongeant son chausson en peau de buffle, et moi mon livre
à la main. Comme Confiteor précédemment, lire l’inédit de Ken Kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée) me prend
pas mal de temps. Je vous en parlerai à coup sûr, un tel chef-d’œuvre ne s’oublie pas, mais sa densité et sa masse m’empêchent d’avancer rapidement, sinon je
vous aurais déjà bassiné avec ça.
Je n’ai malgré tout pas parlé de toutes mes lectures de la
rentrée, loin de là, et pour ça vous pouvez me blâmer, me montrer du doigt, m’interpeller,
m’injurier, me bastonner, mais en fait pas trop non plus parce que là ça
deviendrait violent, et même si ça vous fait envie, je marque facilement les
bleus.
Bon, donc, séance de rattrapage, sur qui sur quoi ? Là,
en commençant mon article, je ne savais même pas, et puis finalement j’ai
décidé de parler de Neige, de Anna Kavan, paru aux éditions Cambourakis il y a
peu. Les connaisseurs, les amateurs de romans d’occasion et de bouquinistes me
rétorqueront : ouais, ben c’était déjà paru, merci bien, mais vous nous
prenez pour des buses là, gourde! Tout à fait, Anna
Kavan avait déjà été traduite et éditée en France (La cosmopolite en 75), mais
plus disponible depuis un bout de temps, et on doit remercier Cambourakis pour
la réédition d’un roman considéré comme réellement important dans le monde
littéraire anglo-saxon.
Neige, de quoi ça parle ?
(Avec ce temps froid du moment, on peut dire que je me calque
sur l’actualité.)
Neige, c’est l’histoire de trois personnes, un trio improbable
pris au cœur d’une guerre impitoyable qui étend son souffle froid et ses
tentacules de glace sur le monde. Notre narrateur revient de mission, il
travaille pour le gouvernement de son pays, et il décide d’aller rendre visite
à la femme qui hante ses pensées depuis qu’il l’a courtisé quelques années
auparavant, et qui lui a finalement échappé pour tomber dans les bras d’un
autre. Les retrouvailles sont glaciales, gênantes, mais la femme fait à nouveau
son nid dans son esprit, et l’obsession de cet amour se met à le torturer à
nouveau. Or, lorsque son pays subit à nouveau la guerre, une guerre nucléaire
qui répand son venin sur le monde sous la forme d’un froid glacial qui
cristallise et détruit tout sur son passage, il décide de retrouver et de garder
près de lui cette femme. Malheureusement, elle a déjà quitté son antre, s’est
échappé dans un pays voisin où la guerre n’a pas encore fait trop de ravages,
mais où le froid la poursuit déjà. Elle est aux mains d’un politique et d’un
militaire, d’un homme puissant qui ne compte pas la laisser partir, cette
beauté pâle et froide, cette femme qui attire amour et haine au même
degré. Alors notre narrateur la traque,
implacablement, mêlant à sa quête la dureté de la guerre et l’illusion de l’amour.
Peu à peu la glace envahit tout, même les cœurs…
Que dire de Neige, ce roman hallucinatoire, où l’on se perd
entre les méandres de la guerre et de l’amour, entre rêve et réalité, où chaque
pas nous fait mettre un pied dans le concret ou le fantasme.
Il faut remettre d’abord Neige et son auteur dans un
contexte historique et un contexte personnel. Tout d’abord, Anna Kavan :
sur les photos que l’on voit d’elle, elle paraît à la fois heureuse et éthérée.
Anna Kavan n’a pas eu une vie très douce, enfant malheureuse entre des parents
distants et dépressifs, elle se fait trimbaler comme un bagage encombrant
entre l’Europe et les Etats-Unis. Mariée jeune, divorcée deux fois, elle perd
un fils à la guerre et une fille très tôt. Souffrant d’un problème à la colonne
vertébrale, elle prend de l’héroïne pour se soulager et devient dépendante de
cette drogue. Tout sa vie, elle sera une grande voyageuse, et un long séjour en Nouvelle-Zélande durant la guerre, très proche de la glaciale antarctique, lui aurait inspiré les paysages de Neige…
Neige, enfin, a été écrit en 1967, autant dire au cœur de la
Guerre Froide. Anna Kavan est née au début du siècle, a vécu deux guerres,
habité plusieurs continents, est une citoyenne du monde touchée de plein fouet par les événements politiques mondiaux. Son œuvre fait écho à ces guerres, à
ces pays dévastés qu’elle a visité, aux situations tendues de l’époque entre
les pays de l’est et de l’ouest.
Voilà le topo, pour cette auteur admirée par Anaïs Nin qui
parle de son style de « langage nocturne », et comparée à un grand
nombre de grands auteurs anglo-saxons. Pour ma part, j’ai effectivement trouvé
son style très sombre, d’un onirisme cauchemardesque, de ceux qui vous laissent
glacés jusqu’à la moelle. Ce trio amoureux, destructeur, dans lequel la fille
ne semble à première vue n’être qu’un bout de viande que se disputent deux
prédateurs, est fascinant. Dans le roman, jamais un nom n’est cité, il y a le
narrateur, la fille, et l’autre, et il est parfois difficile de se repérer dans
les méandres tortueux de ce trio malheureux. Le point central du roman, c’est à
la fois la fille et la guerre… la guerre déclenchée visiblement suite à une
bombe nucléaire d’un bloc sur un autre (belle évocation de la Guerre Froide),
la guerre entre ces deux hommes pour une femme. Et cette femme, que l’auteur
dépeint comme un personnage frêle, à la crinière neigeuse, qui semble se
complaire dans le malheur et la douleur suite à une enfance difficile où elle
devait se soumettre à l’autorité parentale, un personnage sans réelle
consistance, seulement le profil d’une victime, qui se nourrit de la passion
brutale de ses bourreaux tout autant qu’elle en souffre, une écorchée vive. C’est
un sacré personnage cette femme, que j’ai eu du mal à comprendre, qui m’a
parfois agacé, mais obsédant, autant pour les personnages que pour le lecteur
qui ne cesse de chercher sa trace lorsque le narrateur en dévie, et qui s’horrifie
de ses nombreuses disparitions lorsque la narration du roman s’embarque dans
des hallucinations brutales et cruelles.
C’est aussi ça, le côté irréel du roman de Kavan, lorsque
ses personnages, le narrateur en fait, suit le fil de son histoire et décrit
soudain une situation terrifiante, où la mort frappe, où le lecteur ne voit pas
d’issue, grimace d’incompréhension et d’horreur, avant de comprendre qu’il ne s’agissait
que d’une parenthèse cauchemardesque, que du fruit de l’esprit instable et
malade du narrateur, personnage tout aussi troublé que la femme qu’il poursuit
de ses assiduités. Un homme de guerre, lui aussi, traumatisé, toujours entre
fuite et approche frontale du conflit, incertain de ce qu’il veut, être engagé
et patriote ou rêveur et amoureux, un homme bon et un sauveur ou un tortionnaire
et un animal sanguinaire.
La glace et la neige qui recouvrent leur trace amplifie cet
aspect d’irréalité. Selon les voyages qu’effectuent nos personnages, le lecteur-
toujours rationnel - essaye de tracer un itinéraire, de reconnaître les
endroits dépeints dans le roman, mais tout finit immanquablement par être
recouvert du manteau de neige impénétrable de la guerre, destructeur
silencieux, qui apporte fin et soulagement. Bien-sûr, si l’on connaît l’addiction
à l’héroïne de l’écrivain, la neige prend tout son sens. Anna Kavan est morte d’une
crise cardiaque, pour certains d’une overdose, et l’on murmure même qu’un stock
capable de fournir une ville entière a été retrouvé chez elle, certainement
entreposé là avant son illégalité officielle dans les années 50 aux Etats-Unis.
Lire Neige, c’est se perdre dans l’esprit sinueux et
mystérieux de l’auteur. J’ai lu qu’on appelait son style le « Urban gothic »,
un style usité après la seconde guerre mondiale dans le milieu littéraire, et j’ai
trouvé que ça définissait effectivement assez bien son œuvre. Ce côté trio
amoureux m’a fait penser aux romans gothiques anglais, ses allusions à la
Seconde Guerre Mondiale, la Guerre froide, ses descriptions des pays ravagés et
en reconstruction de l’après-guerre doit certainement évoquer le côté « Urbain ».
Sachez juste, si vous avez l’envie de lire ce roman, que c’est
un voyage fantasmagorique, qu’il ne faut pas avoir envie de factuel et de
sentiment de réel, parce que tout dans Neige semble nous balader à travers un
rêve, parfois féerique, parfois dantesque, et qui dans tous les cas ne laisse
pas indifférent. C’est une écriture envoûtante, qui donne l’impression d’être
dans le coton, et le lecteur ne sait plus si c’est sa lecture qui est confuse
ou si son propre esprit lui joue des tours.
Pour la faire connaitre du grand public, et alors que Neige
n’est pas véritablement de la Science-fiction, on lui décerna le prix SF Brian
Aldiss en 1967, un an avant sa mort. Son œuvre a surtout connu du succès après
sa disparition, et je suis heureuse de voir qu’elle vit encore, à travers des
rééditions spontanées d’éditeurs pointus comme Cambourakis, qui flairent les
chefs-d’œuvre oubliés et les remettent sous nos yeux, là où ils doivent être, et
non pas enterrés par les derniers best-sellers. Anna Kavan ne sera pas oubliée,
peut-être toujours un peu méconnue, derrière Nin, Woolf, mais pourtant aussi
talentueuse.
C'est un très chouette livre en effet si on n'est pas réfractaire à son aspect onirique et "illogique". Malgré le côté très abstrait du récit, je trouve qu'on ressent fortement la présence étrange de l'auteur derrière les mots. Ca m'a fortement donné envie de mieux connaitre Anna Kavan. Dommage que tous ses autres livres traduits en français soient épuisés....
RépondreSupprimerOui, il faut espérer que Cambourakis se relèvera les manches pour nous éditer tout ça ! C'est sûr, d'ailleurs je ne peux pas m'empêcher de la comparer à la femme du roman : blonde et pâle (mais sans la longue chevelure), enfance malheureuse, complètement perdue et fuyante... en fait on trouve un peu d'elle dans chaque personnage, je pense.
SupprimerD'abord vu sur L"armurerie de Tchekov, puis ici, comment vais-je faire pour résister? Je vais croiser mes doigts pour qu'on me l'offre du coup ^_^.
RépondreSupprimerAh ah, c'est qu'il fait le trouver en librairie d'abord, je ne suis pas sûre qu'il soit bien présent sur les tables malheureusement...
SupprimerArgh, ça retire toutes mes chances de me le faire offrir alors. Bon, pour quand j'aurai une petite rentrée d'argent du coup (lui et 153 autres livres)(non, aller, j'exagère, 150)(d'accord, une vingtaine, surtout, les autres sont moins pressants).
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