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Document 1, de François Blais



J'ai quitté la France pour vivre au Québec il y a maintenant plusieurs mois. On ne peut pas dire que j'y suis allée sans connaître, je vis avec un québécois depuis près de sept ans ! J'y suis allée en vacances deux fois, j'ai même visité des endroits que certains de mes amis québécois n'ont jamais vu, comme des coins reculés de la Côte Nord ou le Rocher Percé en Gaspésie.
J'ai écumé Montréal au peigne fin, en baskets et en short par 30 degrés sans eau, ratissant ses pâtés de maisons rectangulaires avec enthousiasme.
J'ai regardé les films, populaires ou moins populaires, découvert les humoristes des années 80 à ceux d'aujourd'hui, écouté quelques artistes en vogue et les chansonniers célèbres, lu quelques romanciers qui se sont exportés, et tout ça alors que j'étais encore de l'autre côté du monde, au pays des franchouillards pain-saucisson-vin.

Aussi quand je suis arrivée ici, j'étais pratiquement bilingue. Ouais ouais, bilingue parisien-québécois , comme je maîtrise déjà le toulousain-parisien (mes deux villes d'origine). J'aurais des soucis en pays ch'ti, mais à Montréal, j'me débrouille vraiment bien ! Les expressions du coin n'ont plus de secrets pour moi, ni les mots de patois du langage courant. (c'est pas tout à fait vrai, ma douce moitié arrive encore à me perdre quelques fois, on en apprend tous les jours !)
Et il fallait bien ça pour apprécier pleinement ma dernière lecture en date : Document 1 de François Blais aux éditions L'instant même.




Le livre n'est pas diffusé en France, il m'a été chaudement recommandée par une amie libraire montréalaise et je l'ai trouvé dans l'une des mes boutiques favorites du Plateau Mont-Royal, Le Port de Tête.
Contrairement à bon nombre de romans québécois, Document 1 est écrit en langage parlé québécois. Pas vraiment de joual (patois provincial) dedans, seulement un narrateur à la première personne qui écrit comme il parle, et donc parfois il valait mieux pour moi connaître les bonnes petites expressions du pays. Que les français soient rassurés, il est très bien écrit et tout à fait lisible pour eux aussi, mais certaines tournures de phrases ou expressions pourraient vous dérouter. C'est pas insurmontable, c'est même plutôt drôle et stimulant.
Cette langue, c'est justement ce qui fait le sel de Document 1. Tess et Jude racontent leurs aventures comme si ils parlaient à un bon pote, et ça vous met directement dans l'ambiance du bouquin.

Tess et Jude, donc, sont les deux héros de ce petit roman. Ils vivent dans la ville de Grand-Mère (une ville qui existe vraiment et dont est originaire l'auteur) et n'en sont jamais sorti. Tess a la petite trentaine, elle bosse au trois-quart temps chez Subway, et quand elle ne vend pas des Sous-marins elle va retrouver Jude dans leur appartement pour aller surfer sur Google Earth et découvrir des destinations exotiques. Jude, c'est son chum (son mec, pour les frenchies), il vit sur le BS (Bien-être Social, le RSA) et adore jouer aux jeux vidéos quand il ne visite pas les Etats-Unis par satellite.
Leur gros délire, donc, c'est de voyager via internet. Normal, ils n'ont pas un sou en poche. Ils n'ont jamais mit de côté de leur vie, n'ont jamais pris de vacances (on pourrait argumenter que Jude est toujours en vacances, c'est un point de vue), n'ont pas de voiture (et ne parlons pas des transports en commun de Grand-Mère, pire que la Creuse), et n'ont donc aucun moyen d'aller bourlinguer à travers le monde. Alors ils le font virtuellement, par des séances de Google Map et en choisissant des critères un peu absurdes mais pleins de ressource : les villes aux noms les plus excentriques, les villes aux plus gros centres d'achats, ce genre de choses quoi. C'est comme ça qu'ils découvrent la ville de Bird-in-Hand et qu'ils décident, sur un coup de tête, d'y aller.
Dans leur entourage, personne n'y croit : ils sont fauchés, ils disent tout le temps qu'ils vont s'en aller voyager et ne le font jamais, qu'est-ce qui changerait cette fois ?
Mais justement, cette fois pas questions de procrastiner. Ils se sont mis d'accord pour faire un road-trip, manque plus que de trouver de l'argent (quelques milliers de dollars) pour acheter une voiture, payer l'essence, les motels, les restaurants, les musées, et roule ma poule. Or, après un "remue-méninge" des plus intensifs, ils décident de demander l'aide d'un auteur local pour écrire un guide de voyage et recevoir une bourse littéraire, bourse qui leur servira à voyager. Et cette fois-ci, c'est pas des paroles en l'air, ils vont vraiment s'y mettre. Ce livre que vous avez entre les mains, c'est ce récit de voyage, et vous allez voir qu'ils n'ont pas menti, ils sont vraiment partis !

Le roman de François Blais, récit de l'écriture d'un récit sur les préparatifs d'un récit de voyage (wow... inception), est un vrai bonbon sucré. On l'apprécie du début à la fin, pour son audace, pour son humour, et pour le voyage ! Car oui, pour moi c'était un récit de voyage. Un récit de voyage à Bird-in-Hand, mais aussi en Amérique du Nord, au coeur de l'histoire de ses villes et de ses habitants. 

Mais c'est la narration du roman qui lui donne tout son intérêt.
L'histoire est conté par Tess et Jude (enfin, Tess à 95%, mais tout de même). Tess et Jude devraient pourtant être irritants, ils sont d'une simplicité crasse : ils n'ont pas envie de travailler parce que c'est ennuyant et profitent donc de l'aide social pour en faire le moins possible, ils ne sortent jamais de chez eux sauf pour dilapider le chèque d'aide social de l'un ou la maigre paye de l'autre dans quelque taverne du coin, ils n'apprécient pas particulièrement le monde et n'aiment pas réellement se faire des amis, ils passent leur temps libre seulement l'un avec l'autre, ou bien à jouer, à lire ou à voyager en ligne. Ils sont, de fait, bien plus intelligents qu'ils n'en ont l'air au premier abord, plus cultivés et éduqués que bien des gens même, mais ont volontairement choisi de vivre comme ça et s'en satisfont pleinement.
Enfin presque, parce que la raison qui les pousse à décider - enfin - de partir à Bird-in-Hand, c'est qu'ils sont malheureux. Il manque du piquant de leur vie, et ce nouveau projet est un sursaut dans un quotidien morne et plat (ou plate, comme on dit ici).
Et comme Tess et Jude ne sont pas écrivains, l'écriture de l'oeuvre est pour eux un véritable exercice. Chaque chapitre porte sur un sujet différent et est calibré selon les conseils de Marc Fisher, un romancier québécois avec plusieurs best-sellers à son actif, mais aussi auteur d'ouvrages de conseils aux jeunes écrivains dont notre narratrice s'est inspirée.
Tess est pourvue d'une ironie jouissive, ce qui pimente les passages les plus arides du récit si bien qu'ils en deviennent hilarants - j'ai relu certaines phrases deux fois, tellement elles m'arrachaient des rires.
Récit de voyage, récit de vie, récit d'écriture, récit d'aventure, Document 1 est un espèce d'ovni littéraire, un faux faux guide de voyage protéiforme et truculent qui devrait plaire aux amateurs de romans décalés !

Sa lecture m'a donné envie de découvrir les autres oeuvres de François Blais, j'ai déjà sur mes étagères ses Deux histoires de fantômes que je vais me faire un plaisir de déguster dans les semaines à venir.
Avis aux lecteurs français : il doit être possible de vous procurer un exemplaire à la librairie du Québec de Paris. Si vous y mettez un jour les pieds, vous découvrirez un tout nouvel univers littéraire, car de nombreux éditeurs québécois ne sont pas représentés en France, et donc introuvables en librairie. Et puis, si vous non plus vous n'avez pas un kopek pour visiter le Québec ou l'Amérique du Nord, Document s'en chargera pour vous !


(Je me suis promis d'y passer un jour, je vous posterai une carte postale)

Commentaires

  1. Bon, je sais que c’est mal mais je me vois mal aller à la librairie du Québec à Paris (c’est vraiment un conseil de Parisienne) et donc ça se trouve aussi sur le Web, hein :-)

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    1. Oui, j'ai hésité à le mettre, mais y a pas mal de monde qui achète sur Amazon, et ça me fait trop mal au coeur, alors j'dis rien !

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  2. Je peux comprendre ça de la part d’une libraire. Moi-même, il faut que je me gendarme (j’achète beaucoup d’occase… en ligne).

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  3. J'aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte, un enchantement. Très intéressant et bien construit. Je reviendrai m'y poser. N'hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.

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