De temps à autre je tombe amoureuse d’un éditeur. Ils sont
nombreux, les éditeurs, sur nos tables. Oserai-je dire beaucoup trop ? Bon
en tout cas il est souvent dur de faire son choix parmi toutes les nouveautés
qui paraissent, mais certains se démarquent des autres. Une couverture
aguicheuse, un titre intriguant, un résumé alléchant, et puis on se lance.
C’est encore mieux quand on se rend compte que l’éditeur
vient du Sud-Ouest (ouais bon ça c’est mon côté chauvin, je l’assume…) et qu’il
s’appelle Passage du Nord Ouest ! Je suis passée à côté d’eux un bon
moment (j’ai longtemps bossé dans des librairies qui ne travaillaient pas
forcément avec eux, pas le lectorat ou pas la place… allez savoir, on trouve
toujours du lectorat et de la place pour les bons romans pourtant !), et
puis ils me sont tombés dessus avec Les exploits d'Engelbrecht (ça pèse lourd un nain champion
de boxe surréaliste) avant de me ferrer
avec Les Proies, de Thomas Cullinan.
Ma culture de vieux films cultes laissant à désirer (comme ma
culture de romans classiques… que voulez-vous, un jour je prendrais le temps de
combler ces lacunes) je n’ai pas vu l’adaptation de Don Siegel avec Clint
Eastwood, mais maintenant que j’ai dévoré le livre, je vais me pencher sur le
sujet.
Donc pour ceux qui l’ont vu, sachez que ce film est tiré d’un
roman américain de Thomas Cullinan datant des années 60, et que les éditions
Passage du Nord Ouest nous font le plaisir d’éditer pour le lectorat français.
J’ai d’abord été attirée par la période : la Guerre de
Sécession, la bataille de la Wilderness. J’avais lu peu de temps auparavant Wilderness
de Lance Weller, et je me disais que je verrais les choses sous un autre
aspect. Effectivement, ces deux romans n’ont, sinon leur localisation, rien en
commun.
Si Wilderness était un roman violent et bouleversant sur la
guerre et le traumatisme du vétéran, Les Proies est à la fois une comédie et un
roman noir, et encore, ces qualificatifs ne définissent pas assez bien l’œuvre,
tout à fait originale.
Pour vous conter l’histoire, il s’agit d’Amelia, jeune
étudiante du pensionnat Farnsworth, qui recueille dans les bois le caporal John McBurney, durement blessé à la jambe et aux portes de la mort. L’arrivée d’un
jeune homme au milieu d’une association de jeunes (et moins jeunes) femmes de
la bonne société américaine n’ayant pas eu de compagnie masculine depuis des
années va forcément créer des remous dans la tranquillité des lieux. Remis sur
pied, le jeune soldat Yankee va essayer de tirer parti de la situation en se
mettant dans la poche chacune de ses hôtesses, usant de sa grande gueule et de
ses dons de séducteur pour obtenir tout ce qu’il veut. De leur côté, chacune
des femmes présentes va se laisser entraîner, avec plus ou moins de naïveté,
dans le jeu dangereux de McBurney. Et lorsqu’elles vont percer ses manigances à
jour, McBurney va devoir composer avec la rage froide des demoiselles du
pensionnat, et y perdre bien plus que de raison.
L'ouverture se fait avec Amelia, certainement l’une des élèves les
plus atypiques de l’école, adolescente de treize ans fascinée par la nature et
les êtres vivants (si ce n’est que les animaux et les insectes l’intéressent
plus que les humains), qui couve John McBurney avec l’instinct de la mère
poule. McBurney, qu’elle a ramené au pensionnat, est un peu sa trouvaille, son
sujet d’expérience, au même titre que peut l’être la tortue serpentine qu’elle
cache dans la boîte à bijoux de sa camarade de chambre, Marie.
Marie, elle, a dix
ans, et malgré le fait qu’elle soit la benjamine du groupe, c’est certainement
la plus cynique et la plus sarcastique des femmes de Farnworth. Pas encore
sujette à l'attraction physique des adultes concernant la gente masculine, Marie
voit plutôt en McBurney une occasion de distraction, un compagnon de
catholicisme (non négligeable parmi ce bouquet de païens protestants) et cerne tout de
suite sa nature de bonimenteur et son potentiel dangereux. Malgré tout, elle
reste une petite fille de dix ans encline aux caprices des enfants… ce qui a le
don d’énerver Emily, l’une des aînées des étudiantes, fille d’un général
sudiste, qui jette un œil militaire sur chaque événement qui surgit dans la vie
de Farnworth. Physiquement peu pourvue par la nature, elle consacre alors son
temps à l’ordre et la discipline, la clé pour devenir une véritable Lady du
sud, et gérer plus tard un domaine comme il se doit, et voit d’un mauvais œil l’arrivée
d’un soldat ennemi au sein d’un bastion de l’armée sudiste.
L’inverse d’Alicia,
pensionnaire la plus pauvre qui compte sur la miséricorde des deux sœurs Farnworth
pour rester au sein de l’école. Sa mère, connue pour ses mœurs délurées et son
goût des hommes aux portefeuilles bien garnis, l’a laissé derrière elle au
début de la guerre, promettant aux institutrices de leur envoyer des sommes
faramineuses pour payer son éducation… en vain. Comme sa mère, Alicia tire son
épingle du jeu grâce à ses formes bien placées et sa chevelure blonde et
soyeuse qui semble ne pas déplaire au joyeux John McBurney. Lequel apprécie
aussi beaucoup la beauté sombre et mystérieuse d’Edwina, dernière élève de l’école,
aussi mauvaise qu’une teigne, mais qui paye ses études rubis sur l’ongle. De
nature méfiante, l’appréciation de McBurney pour sa personne va malgré tout
fendre sa coquille protectrice et la révéler sous de nouveaux jours. Ces
demoiselles sont sous la houlette de Harriet et Martha Farnworth, deux sœurs aussi
différentes l’une de l’autre que l’armée nordiste diffère de l’armée sudiste. L’une
est naïve, tête en l’air, pétrie de compassion et portée sur la bouteille,
lorsque l’autre est sévère, sèche et à cheval sur la discipline. Elles forment
un duo improbable, se chamaillant sans cesse, vieilles filles sensées enseigner
la maturité à leurs élèves, mais
incapables de mettre de l’ordre dans leur vie. Heureusement elles sont soignées
par les attentions de Mattie, l’esclave noire qui les connait depuis leur plus
tendre enfance, et qui jette sur ce trublion de McBurney l’œil le plus
perspicace du groupe…
Car au premier abord, c’est bien lui, jeune irlandais séducteur
à la langue bien pendue, qui semble être le prédateur. Il s’insinue dans le lit
d’Alicia, courtise Edwina, se fait l’ami d’Amelia, le camarade d’Emily, le pèlerin
de Marie, l’âme sœur d’Harriet, et le chevalier
servant de Martha, mentant à tout va et intriguant dans l’ombre pour se faire
couvrir d’attention et de compassion. Une cliente m’a dit « bah, j’ai pas
trop envie d’un roman où les femmes se font malmener »… mais très vite,
les rôles s’inversent. McBurney a méjugé de ses adversaires. De loup il devient
agneau, et même si son statut de mâle dominant le rend dangereux, menaçant aux
yeux des pensionnaires, qui finissent par ressentir sa présence comme une
ombre, un intrus dont elles n’arriveront pas à se débarrasser et qui les oppresse,
on va vite se rendre compte que cet impression de faiblesse des femmes est en
fait totalement feinte. Elles sont loin d’être stupides et sans ressources. Les
unes et les autres sont plus retors et plus perverses qu’elles n’en ont l’air.
A une époque où les femmes sont encore jugées inférieurs, plus faibles, que les
hommes, celles-ci vont prendre une revanche incroyable sur la gente masculine. McBurney
va malgré lui mettre un coup de pied dans ce nid de vipères et s’en mordre
allègrement les doigts.
Tous les personnages du roman, autant Mcburney que les
femmes qui l’entourent, ont une face obscure. Le sentiment du lecteur face aux
narratrices alterne de la compréhension, l’approbation, au véritable malaise. Chacune
va tenter de rationaliser les erreurs commises et les horreurs perpétrés, se dédouaner d’une
manière ou d’une autre, en faire retomber la faute sur une camarade ou sur McBurney
lui-même, et quand la sentence finale va tomber, on se demande encore si elle
était vraiment justifiée, quelle était la véritable justice, et à quel moment
les choses sont allées trop loin.
Thomas Cullinan use de ce procédé de témoignages qui s’entremêlent
pour tisser le canevas du destin de McBurney. On comprend dès le départ que le
dénouement ne sera pas heureux, mais on ne sait de quelle manière le couperet
va tomber. La façon de narrer l’histoire des femmes du pensionnat donne
pourtant tout au long du roman un aspect comique, qui finit plutôt tragiquement !
Thomas Cullinan se serait apparemment inspiré d’une comédie grecque d’Eschyle
pour écrire ce roman, et on en sent certainement les ressorts, ne manquent que
les chœurs pour coller au genre, bien que les passages où les personnages
chantent chansons paillardes et patriotiques aux veillées pourrait fort s’y
apparenter…
Que vous dire, à part que je m’en suis délectée. C’est un
roman à plusieurs facettes, difficiles à cerner, que l’on referme en ayant pris
beaucoup de plaisir à le lire mais avec un goût malsain dans la bouche. C’est
ces romans-là, ambigus, que l’on ne sait pas par quel bout prendre pour les
expliquer, qui sont certainement les plus intéressants. Je pourrais le relire
et y trouver encore d’autres subtilités
que je n’ai pas repéré, et j’y prendrai à nouveau énormément de plaisir. Alors
je vous le conseiller, c’est une expérience peu commune, révélatrice d’une
époque, l’époque sombre et douloureuse de la Guerre de Sécession, qui a endurcie
autant la population restée en retrait que les soldats poussés dans les
tumultes de la guerre, mais aussi des forces qui peuvent animer l’Homme lorsqu’il est soumis à certaines
situations, dans certaines conditions ; McBurney n’imaginait pas mourir (d’ailleurs,
il en fait part à l’un des personnage à un moment donné, persuadé d’une
certaine immortalité, illusion de la jeunesse), mais aurait dû laisser sa peau
sur un champ de bataille. Et en échappant à la guerre, il va tomber dans les
filets d’ennemis tout aussi redoutables, et pourtant dépourvus de mousquets. Va alors commencer une guerre psychologique, soutenue de mensonges et de quiproquos, et dans ce chaos, on se demande qui sont "les proies". Eh
oui… le danger est partout !
Donc, merci les éditions Passage du Nord-Ouest, et à votre traductrice Morgane Saysana pour son superbe travail, vous avez
fait une heureuse et je vais m’efforcer de transmettre ce bonheur autour de
moi. La dernière parution, Atomik Aztex,
est à côté de mon lit, il va bientôt passer à la casserole ! Ce sera par
contre après avoir terminé mon roman de cape et d’épée de Pierre Pevel et mon
voyage dans l’Estonie de Sofi Oksanen. Bientôt, bientôt…


S' il existe heureusement et encore des éditeurs pour surprendre, c'est parce que vivent de plus en plus de lecteurs intrépides hors des sentiers battus. Merci à vous.
RépondreSupprimerPierre - PNO
C'est avec grand plaisir !
Supprimer