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La Maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan


Parfois je me demande comment vous parler de certains livres qui m'ont ému de manière troublante. Ce sont ces œuvres tellement bouleversantes qu'on ne trouve pas les mots pour les définir. 
Leur lecture vous laisse flotter entre deux eaux, captif, et hébété face à tant d'émotions à la fois.
C'est ce que j'ai vécu lors de ma lecture de La Maison dans Laquelle de Mariam Petrosyan aux éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Ce roman est une montagne de mots éblouissants qui ne veulent plus aujourd'hui se décoller de ma rétine.




Lorsque j'ai entrepris mon voyage avec Fumeur dans le premier chapitre, je ne m'attendais pas à ça. J'étais un peu confuse, perdue dans ce monde inquiétant et bizarre où se promènent des bandes d'ados grandiloquents aux paroles sibyllines. Comme Fumeur, je suis entrée dans la Maison en touriste, et elle m'a recraché d'entre ses murs marquée à jamais.
Et la Maison ne fait rien au hasard...

Le roman de Mariam Petrosyan raconte la vie de cette antique Maison lézardée et plantée au milieu de cités de béton arides, cette Maison inquiétante que ses voisins regardent de travers et que ses habitant vénèrent. La Maison est un pensionnat peu ordinaire : c'est le foyer d'enfants et d'adolescents brisés, physiquement et psychologiquement, des handicapés ou des laissés pour compte supervisés par une poignée d'éducateurs paumés et creux.
Cette Maison avec ses salles de classe, sa cantine, son infirmerie et ses dortoirs, a l'air tout à fait normale, mais en son sein la réalité et le temps se confondent dans un monde parallèle sans limite, où les nuits durent des jours et les murs s'étirent à l'infini.
Dans la maison, votre identité passée n'a plus lieu d'être, chacun y trouve un nouveau nom et une nouvelle place, chacun y choisit sa communauté et découvre ce qu'est l'amitié, la loyauté, l'amour, la rivalité ou la haine... quand on n'y trouve simplement pas la mort.

La vie dans la Maison n'a rien à voir avec celle dans l'Exterieur, la vie dans la maison est épique, fantastique et fiévreuse. Chaque jour apporte son lot de mythes et de contes, grattés de la pointe de l'ongle dans le plâtre des murs ou dessinés au feutre le long des corridors. Chaque pièce, chaque pan de couloir et chaque porte raconte une histoire écrite avec la langue de la maison, un vocabulaire unique et qui ne parle qu'à ceux qui s'en imprègnent. Et les nouvelles générations recouvrent petit à petit les histoires des anciens habitants sous des couches de graffitis, tout en continuant à les faire vivre par la tradition orale.
Il faut savoir écouter la maison, la comprendre, car elle parle à ses pensionnaires et ses pensionnaires parlent à travers elle. 
Hors de leurs salles de classe, les élèves apprennent une autre école, plus dure, plus violente, plus terrifiante, mais surtout plus passionnante et plus libérée. Et eux, ces enfants cassés dont l'avenir est incertain, peuvent faire le choix d'embrasser un nouveau monde adapté à leur envies et leurs désirs, où ils n'ont besoin de personne, surtout pas des adultes qui les sous-estiment et les prennent en pitié ni de tous ces gens qui les voient seulement comme des objets inutiles. Une réalité où ils peuvent s'épanouir et devenir un autre, plus beau, plus grand, plus important, et faire la différence.
Bien-sûr la Maison n'accepte pas tout le monde en son sein, certains ne seront que des voyageurs de passage qui l'admireront avec fascination mais ne la comprendront jamais vraiment, d'autres la rejetteront par peur, ou par rancoeur.

La Maison dans laquelle, c'est bien plus qu'un roman initiatique. Au départ, je voguais entre les chapitres à travers les pensées du premier narrateur, Fumeur, et comme lui je ne voyais que des grands enfants jouer et se donner des airs. Puis la narration alterne et le roman nous fait voir les aspects de la Maison à travers les yeux de différents protagonistes et sur plusieurs périodes. La Maison est un lieu complexe et dense, ses subtilités se dévoilent au compte goutte et tout se met à faire sens : là, sa magie se met à l'oeuvre et vous ensorcelle. 
Sphinx, Lord, Chacal, Roux, Bossu, Vautour, l'Aveugle ou Loup, leur univers au premier abord désordonné et extravagant, plein de superstitions et d'invocations mystiques, vous colle à la peau ; leurs manies obsessionnelles, leurs conversations impénétrables et leurs divagations lyriques emplissent chaque page et vous transmettent des frissons d'exaltation, vous ressentez à présent leurs peurs, leurs joies et leur fureur. Ils sont attachants autant qu'ils sont énervants, mais surtout ils sont bouleversant d'authenticité, dans la recherche de leur identité et dans leur envie d'exister. C'est bien là le reflet de l'adolescence, la recherche de soi-même, de la vérité et du bonheur, quitte à brûler tous les ponts et à vivre dangereusement pour y arriver.

Mais les lois et traditions de la Maison ne sont pas que du folklore, le fantastique a la part belle au coeur du récit convulsif et grandiose de Mariam Petrosyan. Il se met à transpirer des chapitres au fur et à mesure de la lecture, et l'autre réalité, celle des pensionnaires, devient plus tangible et significative que celle de l'Extérieur, ce terne et redoutable monde des adultes tapi derrière chaque coin de page. On est bien parmi eux, dans ce microcosme flamboyant où le temps s'écoule différemment et la vie est plus ardente.

J'ai terminé ma lecture encore affamée des aventures de la Maison. Je me suis dit que Mariam Petrosyan était un génie, et que j'aimerai bien faire un tour dans sa tête un jour voir si d'autres chefs-d'oeuvre de cet acabit ne s'y planquent pas.
J'avais envie de retrouver Sauterelle, Putois, Beauté, Gros Lard, Chenu, Sorcière et les autres, car je me sentais l'âme de Sirène, ce personnage fluet qui regarde le monde derrière ses rideaux de longs cheveux mêlés de tresses et de clochettes, et qui adore écouter inlassablement les histoires de la Maison. Je me suis vraiment retrouvée en elle, je pense d'ailleurs que tout le monde trouvera en l'un des personnages une part de son moi adolescent, celui qui écrivait sur les murs, celui qui grattait sa guitare, celui qui se cachait derrière l'extravagance pour s'exprimer ou derrière l'anonymat le plus complet pour se préserver, celui qui vivait à travers ses passions pour trouver un sens à tout ce qui l'entourait et éloigner la solitude, que ce soit les livres, les collections d'objets divers et variés, les t-shirts à messages enragés, la musique, les sensations extrêmes, ou tout simplement l'enivrement de l'amitié pure et sincère.

Je vous conseille de lire La Maison dans laquelle, c'est une brique de presque mille pages, une lecture ardue et abondante, mais le chemin y est clair et lumineux, et vous en ressortirez dévastés... mais définitivement plus heureux.

"Plus tard, il remarqua que la Maison était vivante et qu'elle était capable d'aimer, elle aussi. D'un amour unique en son genre ; inquiétant parfois, jamais terrifiant. Rien de plus normal, après tout : Élan étant un dieu, il était logique que l'endroit où il vivait ne soit ni ordinaire ni malveillant. A force de questions restées sans réponses, l'Aveugle avait déduit qu’Élan gardait pour lui la vérité sur la Maison, un grand secret que l'on ne pouvait évoquer à voix haute, même entre personnes de confiance. Il n'insista donc plus et se contenta de faire entrer la Maison dans son cœur comme nul autre avant lui. Il aimait son odeur, ses longs murs humides dont on pouvait gratter et manger le plâtre, sa grande cour et le dédale de ses couloirs, propices aux découvertes. Il aimait aussi ses fissures, ses recoins sombres, ses pièces abandonnées, et sa manière unique de conserver longtemps la trace de ses occupants. Il aimait enfin ses fantômes accueillants et les chemins infinis qu'elle traçait devant lui. Là d'où il venait, les adultes étaient omniprésents et surveillaient chacun de ses pas ; ici, il pouvait faire tout ce qu'il voulait."

La maison dans laquelle, de Mariam Petrosyan, éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduction de Raphaëlle Pache, p. 47.


CITRIQ

Commentaires

  1. « La Maison dans laquelle » de Mariam Petrosyan traduit par Raphaëlle Pache (16, Monsieur Toussaint Louverture, 958 p.) est un gros avec une couverture et un colophon.

    Une Maison grise en trois livres et 5-6 groupes d’enfants, au milieu de cités en béton. Pensionnat un peu différent des autres (je viens de finir « La Grande Eau » de Živko Čingo (16, Le Nouvel Attila, 224 p.) qui se déroule dans la même ambiance (D. Bordes et B. Virot auraient-ils des antécédents à expier ?). Il me fait aussi penser au livre de A.J. Rudefoucauld « Le Dernier Contingent » (12, Tristram, 502 p.). Dans la Maison, les gamins sont vraiment cassés, entre les marcheurs et les roulants. « Salut à vous les avortons, las prématurés et les attardés. Salut les laissés-pour-compte, les cabossés et ceux qui n'ont pas réussi à s'envoler» Quant aux éducateurs, ils sont assez creux, (« leur principale occupation consistait à se saouler »), idem pour les infirmières avec une petite dose de sadisme.

    On est très loin du roman initiatique, bien que l’arrivée d’un nouveau membre soit une forme d’initiation. Ils constituent les différents personnages, autant de point de vue, ou de protagonistes dans cette histoire. Il faut un peu de temps pour assimiler qui est qui et qui appartient à quoi. Chacun a son propre surnom « Dans ce cas, on t’appellera Sauterelle […] parce qu’on dirait que tu es monté sur ressorts ». En plus de ces enfants, il y a le personnel, soit les Araignées, ou infirmières, les Futons, ou personnel médical, de transport essentiellement, les éducateurs, qui ont chacun leur surnoms, et le directeur (Requin). Une fois cette distinction faite, il reste à séparer ce qui est l’Extérieur de la Maison. «La Maison était la Maison, et que l’Extérieur n’était pas l’espace au sein duquel elle se trouvait, mais quelque chose de tout autre ». Chose qui n’est pas si facile car il y a le Sépulcre « c’est une Maison dans la Maison »), la Forêt, espace magique, la Cage. Et il y a les murs, qui servent à la fois à la décoration, aux messages et à tout sorte d’autres choses. Pour ce qui est des murs, « Le principe était simple : on y notait ce qu’on avait à dire, après quoi il n’y avait qu’à attendre ».

    Naturellement, la Maison et ses occupants ont une Loi. A la moitié du livre, elle devient la Nouvelle Loi qui permet les échanges entre garçons et filles.

    Cependant le principal problème des enfants est celui de la sortie. "C’est comme s’apprêter à sauter dans l’inconnu ». C’est aussi le moment où les parents viennent les rechercher. Dans cet univers, un ou deux chapitres font explicitement référence aux problèmes de la direction. On est assez surpris de cette « intrusion », à peu près aux 2/3 du livre, et on s’attend à un dénouement spécial. Et puis plus rien. Il y a comme cela des parties assez obscures dans les quelques 950 pages, des morceaux qui ouvrent sur autre chose, et qui se referment sans que l’on ait bien compris leur rôle. Cela provient aussi de la difficulté à se remémorer les participants (bien qu’elle soit rappelée en fin de livre), sans compter que certains changent de nom (Sauterelle qui devient Sphinx).

    Un très grand roman de cet auteur, arménienne qu’elle a mis 10 ans à écrire, commencé quand elle avait 18 ans, puis 15 à trouver un éditeur russe. Après elle est devenue graphiste. Un très grand livre aussi de Monsieur Toussaint Louverture. Après « Et j’ai quelquefois une grande idée » de Ken Kesey, le magnifique « Vilnius Poker » de Ricardas Gavelis, et quelques autres, on est particulièrement gâtés. Le tout est fort bien présenté avec l’utilisation de trois polices (Garamond et Old Claude pour le texte et les titres, Dear John, une sorte de Courier pour les Intermèdes). Ceci dit, j’ai bien vu, comme c’était annoncé, la couverture, c’est pour ne pas avoir froid (dans la Maison, ils ont des sacs de couchages, parfois transformés en sac à baise), mais pour le colophon… (ça doit servir à communiquer comme un téléphon, mais le préfixe colo suppose une communication à l’Extérieur, comme dans les colonies de l’Empire).

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