Accéder au contenu principal

Un cantique pour Leibowitz, de Walter M. Miller Jr.



Lorsque j'ai quitté ma librairie il y a maintenant presque un an, je m'étais dit que les mois suivants ce changement de vie - où je ne pouvais pas travailler du fait de mon processus d'immigration au Canada - seraient dédiés à la lecture d'oeuvres qui m'ont toujours fait de l'oeil mais que je n'avais jamais pris le temps de lire.

J'avais fait pas mal d'achats (en prévision du prix des livres au Québec qui est deux fois plus élevé) et conçu une liste d'ouvrages en format de poche que je comptais rafler dans une librairie une fois sur place.
J'ai mis plus de temps que prévu, mais j'ai fini par trouver l'un de ces titres à la superbe librairie d'occasion L'Echange, sur le Plateau Mont-Royal, et il s'agissait d'Un cantique pour Leibowitz, de Walter M. Miller Jr., un classique de la science-fiction américaine écrit à la fin des années 50 et disponible en français chez Folio SF.



Un cantique pour Leibowitz commence son histoire des centaines d'années après Le Grand Déluge de Flammes, une guerre durant laquelle l'humanité a pratiquement été éradiquée par Les Retombées, suppôts de Lucifer. 
Dans le désert de l'Utah, les frères de l'ordre albertien de Leibowitz, dont l'abbaye a été fondée par le martyr Isaac Leibowitz après la guerre, veille sur les Memorabilia, cet héritage culturel incomplet mais précieux d'une civilisation glorieuse aujourd'hui disparue que les frères copistes s'empressent de lire et de reproduire pour qu'elle puisse être à nouveau un jour utile à l'Homme. 
Mais la rencontre du jeune novice Francis avec un vieux Juif errant durant son jeûne du carême dans les ruines du désert va bousculer le quotidien de l'abbaye et dévier le cours de l'Histoire.

Remettons dans son contexte le roman de Walter M. Miller Jr. : 
le roman, constitué de trois parties distinctes, a été écrit entre les années 1950 et 1958. La Guerre Froide entre la superpuissance américaine et le bloc soviétique était alors une réalité, et les bombes nucléaires qu'ils possédaient et s'empressaient d'exhiber au moindre accrochage entre les deux blocs était une réelle menace qui planait au-dessus de nos têtes. 
L'Homme avait déjà pu observer les conséquences néfastes de l'utilisation d'une bombe atomique au Japon et savait l'effet désastreux que pouvait engendrer une guerre nucléaire sur la civilisation, l'Humanité, et même la planète.
C'est avec cette actualité et ces faits en tête que de nombreux auteurs de science-fiction du monde entier ont commencé à écrire des textes coups de poing qui ont marqué le genre de la science-fiction. 
Avec un prix Hugo en poche reçu en 1961, Un cantique pour Leibowitz en fait partie, et est aujourd'hui assurément l'un des meilleurs ouvrages de cette trempe.

Dans le roman, donc, l'un des pays en possession de la bombe nucléaire a fini par appuyer sur le bouton rouge, ce qui a entraîné des représailles de la part de son adversaire et tranquillement irradié et tué une grande partie de l'Humanité. L'auteur ne nous dit néanmoins pas exactement ce qu'il s'est passé, seulement ce que les moines de l'abbaye en savent 600 ans après et ce qu'ils en comprennent, c'est à dire pas grand chose.
Pour eux, les Retombées sont des démons envoyés par Lucifer, et Le Grand Déluge de Flammes est issu des flammes de l'enfer. Suite à cette catastrophe, les hommes et femmes de cette époque ont décidé de détruire tout le savoir de l'humanité, considéré alors comme étant à l'origine du Grand Déluge. Les savants ont brûlé avec leurs travaux sur des autodafés, et ceux qui tentaient de sauver cet héritage culturel les rejoignaient sur le bûcher. Seuls les religieux ont réussi à conserver des fragments d'ouvrages, soit en les cachant, soit en les apprenant par coeur et en les recopiant à l'abri de leurs épais murs de pierre. C'était l'époque de "La Simplification".

Mais grâce à Francis et au vieux pèlerin juif qu'il rencontre, l'ordre albertien va enfin pouvoir faire canoniser son fondateur et martyr, Isaac Edward Leibowitz, un grand savant de l'époque des Retombées, mais aussi un homme d'église aux nombreux accomplissements. Car grâce à Francis, ils vont retrouver une partie de ses travaux, enterrés dans les ruines du désert - soit une esquisse indéchiffrable pour un "Système de contrôle à transistors pour élément 6-B", une lettre personnelle, un ticket de PMU et une liste de course - et pouvoir les conserver et les recopier précieusement pour la postérité et la civilisation future, qui voudra certainement un jour se réapproprier les connaissances léguées par leurs ancêtres disparus.

Il faut savoir que le roman a d'abord été publié en plusieurs fois entre les années 50 et 60 dans une revue de science-fiction (d'où les trois parties distinctes) et que ce que je viens de vous raconter n'est que le résumé très condensé de la première partie. 
Et ce que je trouve incroyable, c'est que bien qu'il ait écrit ce roman avant les années 60 - et avant la crise des missiles de Cuba, dont la dernière partie m'a vraiment rappelé l'ampleur - son texte est toujours d'actualité. 
L'horloge de la Fin du Monde (Doomsday Clock) est toujours en activité, et chaque année ses aiguilles approchent de la Fin du monde, puis reculent un peu, pour s'en rapprocher de nouveau, et se reculer de nouveau... jusqu'à l'inévitable un jour ? 
Récemment c'était les rapports entre Etats-Unis de Trump et la Corée du Nord de Kim Jong-un qui jouaient avec ses aiguilles, mais plus tard ce sera une quelconque autre puissance contre une autre.
Combien de temps avant l'inévitable, se dit-on en refermant le livre ? Et si ce n'est pas une guerre nucléaire, ce sera peut-être des catastrophes climatiques désastreuses, un effondrement de l'économie mondiale et de la société telle qu'on la connait... dans tous le cas, le message alarmiste et pessimiste d'Un cantique pour Leibowitz me paraît à moi encore tout à fait tangible.




Et c'est ce qui rend l'ouvrage encore plus marquant. Il commence 600 ans après un conflit imaginaire, nous fait voyager sur près de 1900 ans jusqu'à un nouveau risque d'apocalypse en revisitant l'antiquité et le moyen-âge dans un désert dévasté seulement peuplé de nomades, de groupuscules guerriers, de moines (La Nouvelle Rome) et de créatures défigurées (les Anomalies) et simples d'esprit. Mis à part quelques extrapolations sur le véritable effet des radiations (oui les déformations sont une réalité, mais le cas des mutations qui engendreraient des biches à deux têtes ou ce genre de cas extrêmes a été depuis écarté), son récit résonne et inquiète par son réalisme.

Mais ce qui fait le sel du du roman en fait, c'est son humour. Le roman en lui-même est terriblement pessimiste. Chaque partie finit par délivrer un message alarmiste qui est en total décalage avec les dialogues et certaines situations complètement déjantées du bouquin. 
La description de la rencontre surréaliste entre Frère Francis et le pèlerin vagabond dans les premières pages m'a accroché au texte tout de suite !
Mon plaisir était aussi en partie lié à la plume particulière de Miller Jr., qui utilise un vocabulaire recherché avec des tournures de phrases exquises, bien qu'il faille parfois s'y reprendre à deux fois pour les comprendre et les apprécier pleinement - et bien qu'il utilise beaucoup trop de latin non traduit (pas tout le monde n'a appris le latin durant ses études... gné). 
En plus de son écriture raffinée, de ses messages politiques et philosophiques que l'on peut facilement lire entre les lignes, l'auteur met en scène des personnages hauts en couleur et nous entraîne dans des dialogues improbables plein d'humour absurde et de cynisme. 
J'ai ri et ri de nombreuses fois, que ce soit avec Frère Francis et les autres moins copistes, avec le Saint-Poète à l'oeil de verre de la seconde histoire ou avec l'Abbé délirant de la dernière partie. J'ai ri jaune lors de certains passages, j'ai fait la tronche à d'autre, et j'ai soupiré d'impuissance mais comblée par ma lecture en tournant la dernière page.

Car le message flagrant de Walter M. Miller Jr est que l'Homme n'apprend jamais de ses erreurs. Que le progrès scientifique est en soi une très belle chose mais termine toujours entre les mains des puissants, qui préfèrent ne pas penser aux conséquences dévastatrices de leurs actes lorsqu'ils comparent la taille de leurs ogives pour soumettre l'autre.
Un cantique pour Leibowitz, c'est un examen de la civilisation actuelle à travers la nouvelle qu'il invente et qui a émergé des cendres de la notre, c'est une reflexion sur la religion, sur les dérives de la foi aveugle - que ce soit en la religion ou le progrès scientifique, mais tout ça avec originalité et panache.
Les textes de Walter M. Miller Jr sont riches en interprétations, un professeur de lettres doit s'en lécher les babines. Les idées, les critiques, les leçons fusent. Chacun en tire ce qu'il en veut. Mais la conclusion, prévisible selon moi, est la même. Et ce n'est pas grave, c'est le cheminement qui compte. Un cheminement parfois ardu et piquant, mais terriblement plaisant.

Walter M. Miller Jr. a aussi écrit L'héritage de Leibowitz qui est une arborescence d'Un cantique pour Leibowitz ("arborescence", c'est quand même vachement plus beau que spin of non ? Ouais je trouve aussi.) et commence apparemment quelques années après la seconde partie du premier ouvrage.
Je ne pense pas l'entamer tout de suite, je préfère savourer un peu en bouche Un cantique pour Leibowitz. Mais comme je suis tombée amoureuse de son écriture et de son imaginaire, je ne manquerai pas de le sortir un jour de ma bibliothèque, et je suis déjà persuadée que je passerai un excellent moment.

Je vous laisse sur ce petit extrait qui représente bien à mes yeux le style de l'ouvrage entier, la finesse de son ton, son humour et parfois sa poésie :

" Le livre était un dialogue satirique, versifié, entre deux agnostiques qui tentaient d'établir par la seule raison naturelle que l'existence de Dieu ne pouvait être établie par la seule raison naturelle.  Ils réussissaient seulement à démontrer que la limite mathématique d'une boucle infinie de "contestations de l'affirmation selon laquelle le postulat d'inconnaissabilité d'une chose mise en doute est par lui-même inconnaissable" ne peut qu'équivaloir à une certitude absolue bien que celle-ci soit formulée sous forme infinie de négations de certitude. Le texte s'inspirait quelque peu du calcul théologique de saint Leslie et ce dialogue poétique entre un agnostique désigné uniquement sous le nom de "poète" et un autre appelé "thson" semblait suggérer une preuve de l'existence de Dieu par une méthode épistémologique. Mais le "rimailleur" avait été un satiriste et ni l'agnostique ni le savant n'arrivaient jamais à la conclusion d'infinie certitude, bien que celle-ci ait été atteinte. Sa seule conclusion était : Non cogitamus ergo nohil sumus.
L'abbé Zerchi se fatigua bientôt d'essayer de décider si le livre était une comédie intellectuelle ou une bouffonnerie épigrammatique. "

Un cantique pour Leibowitz, Walter M. Miller Jr., édition Folio SF, traduction de Claude Saunier, p 405-406.




CITRIQ

Commentaires

  1. C’est un livre que j’ai souvent conseillé. Il faudra que je le relise à l’occasion, il m’avait beaucoup touché dans ma jeunesse.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Héhé, pour une fois je ne parle pas d'un ouvrage récent ! Et je pense que la relecture ne fait pas de mal. Je suis persuadée que si je le relisais dès maintenant le roman je découvrirais des choses que je n'avais pas vu à la première lecture. Miller Jr. est très fort pour parer son texte de références et de sous-entendus.

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Édification d'un rêve, ou la librairie fantastique.

Dessin de Tom Gauld Combien de fois dans mon entourage (le peu qui lisent mes chroniques en diagonale) m’a demandé quels étaient ces plans « top secrets » dont j'ai fait état dans plusieurs de mes billets. Ceux qui m'ont posé la question sans détour ont obtenu l'information claire et définitive que je partage avec vous ici : je veux créer ma boîte. Je vous ai déjà parlé avec nostalgie et envie de mes rêves. Depuis mon adolescence je fantasme sur cette possibilité. J’ai vécu dans le rêve brumeux et cotonneux de posséder ma propre librairie. Je l’ai imaginée, décorée, rempli et re-imaginée des centaines de fois. Parfois elle ressemblait à l’ancien local de la librairie Imagin’ères à Toulouse, une toute petite pièce au plancher craquant et aux étagères ployant sous des rayonnages de livres de SF, la musique de Loreena McKennit se mêlant aux effluves de patchouli. Parfois elle ressemblait au Forbidden Planet de Londres, gigantesque, fournissant profusion de Bds

Lockwood and Co., de Jonathan Stroud

Certaines œuvres vous font du bien. Il m'arrive parfois de penser que ma vie est un peu morne et répétitive ; malgré mon rôle de chef d'entreprise qui n'est pas de tout repos et tous les rebondissements que cela entraîne (les nouvelles rencontres, les challenges, les imprévus qui vous tombent dessus à tout bout de champ), c'est quand même souvent "métro, boulot, dodo". Et ce qui me fait tenir quand cet état d'esprit me submerge (bon c'est en grande partie ma moitié, le félidé et le canidé, mon petit bout de famille !) c'est la lecture. Grand bien m'en fasse : je suis libraire. Car j'ai beau me laisser aller à regarder pendant des heures des séries télé - certaines débiles, certaines complexes, certaines géniales, certaines tout juste distrayantes - ce sont les romans qui me font le plus de bien quand j'ai besoin d'évasion. Le mieux, c'est quand vous entrez dans un livre comme dans lit douillet, et qu'il e

La singulière tristesse du gâteau au citron - Aimee Bender

Ça fait un bout de temps que mes doigts n’ont pas effleuré le clavier. Je me laisse aller les amis. Pourtant j‘en ai des choses à raconter, mais bon, que voulez-vous, je passe trop de temps dans mes pensées et dans mes livres, ou bien à gratter le bedon du félidé. Tenez récemment j’ai lu un livre au titre plus qu’improbable, La singulière tristesse du gâteau au citron aux éditions de l'Olivier. Non, ce n’est pas Katherine Pancol, mais je vous accorde qu’elle aurait pu être l’auteur de ce titre fantaisiste. Nous n’oublierons jamais Les yeux jaunes des crocodiles , La valse lente des tortues , mais surtout le fameux Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi (et seulement le lundi, car Katherine Pancol détient une vérité ultime et dérangeante de la vie des écureuils New-yorkais). L'auteur se nomme Aimee Bender, et ce quatrième roman génialissime est celui qui l'a fait connaître outre-Atlantique. Mais allez plus loin que le titre, et plus loin que ce